« Borderlands are treacherous ». _Alif the Unseen_ de G. Willow Wilson.
Version courte: Courrez acheter ce livre!
Version longue: Enfin de la science-fiction musulmane qui est écrite du point de vue des musulmans et par une musulmane! C'est rafraichissant en plus d'être bon et bien écrit.
L'Américaine G. Willow Wilson s'est convertie au début des années 2000 (je pense) pendant un séjour en Égypte. Je sais qu'elle raconte sa démarche et les événements qui l'ont déclenchée dans The Butterfly Mosque, que je n'ai pas lu. Cela n'a pas beaucoup d'importance pour moi. Ce qui compte est qu'elle parle de l'Islam de l'intérieur. Son cas est spécial, bien sûr, puisqu'elle n'est pas une musulmane d'origine, mais plutôt une "cultural broker" comme on dit en anthropologie. Elle occupe une position liminale, une Américaine qui est passé dans une autre culture sans pour autant avoir quitté sa culture d'origine et qui peut parler des deux, exprimer le dialogue entre les deux. Alif the Unseen a été écrit en anglais par une Américaine, ce qui explique sa publication aux États-Unis. Il est à peu près impossible de trouver de la sf/f arabe ou musulmane traduite en Occident, mise-à-part A Mosque Among the Stars, le seul cas que je connaisse.
Comme Wilson sert de cultural broker traversant les limites entres les deux mondes arabe et américain, la liminarité est au coeur de son roman. L'histoire raconte les aventures d'Alif, un programmeur "grey hat", lui-même mi-Arabe, mi-Indien, dans la cité-état d'un émirat anonyme de la péninsule arabique. La ville est divisée entre le Vieux Quartier, où habitent les classes aisées et l'effroyablement nombreuse famille royale, et le Nouveau Quartier, où résident les nouveaux riches du pétrole et les étrangers qui en profitent. Entre les deux, se trouvent de nombreux quartiers indistincts et indéfinis où vivent les milliers d'immigrés de toutes origines et de toutes couleurs, en mélangeant langues, cultures et cuisines. Dans un de ces quartiers, le District de Baqara, vivent Alif (la première lettre de l'alphabet arabe, le nom qu'il s'est donné en ligne), sa mère et leur bonne, sa voisine et amie d'enfance, la dévote Dina, et Abdullah, le propriétaire du magasin d'électronique plus ou moins légal Radio Sheikh. Alif est le fils de la deuxième épouse d'un riche arabe dont la première femme est apparentée par alliance à la noblesse et qui réside dans le Vieux Quartier. À cet endroit demeure aussi Intisar, l'épouse clandestine d'Alif, rencontrée sur internet et promise à un riche membre du gouvernement.
Entre tous ces gens et tous ses quartiers, au travers de cette cité en pleine expansion, il y a le Quartier Vide et les jinns, les génies de toutes sortes, ceux-là mêmes qui traversent les histoires des Mille et une nuits et les sourates du Saint Coran. Dans ce monde des Invisibles ("the Unseen"), le temps et l'histoire passent comme dans le monde des humains (les beni adam, littéralement "ceux qui sont faits de boue"). Au cœur du Quartier Vide, dans la cité des jinns (Irem, la Cité des Piliers, mentionnée dans le Coran), il y des bars avec des téléviseurs synthonisant Al-Jazeera et l'internet haute-vitesse sans fil; les ordinateurs du Quartier Vide sont aussi fabriqués par Dell et Sony et sont autant victimes des mêmes virus que les nôtres.
Au centre de l'histoire se trouve un livre manuscrit du 14e siècle acheté par Intisar en préparation de sa thèse, la seule copie en arabe survivante des Mille et un jours, le livre que François Pétis de la Croix a publié en 1710-1712. Dans le monde d'Alif, les Mille et uns jours ne sont pas une piètre tentative de profiter du succès de la traduction des Mille et une nuits par un orientaliste français. Ici, le Alf Yeom est un authentique texte jinn, dicté par un effrit (un esprit de feu) à un sage arabe qui le tenait prisonnier. Un programmeur de la Sécurité d'État veut prendre possession de ce livre afin d'appliquer les codes qu'il contient pour contrôler l'internet du pays et mieux censurer la dissidence, voire surpasser en finesse le "Great Firewall of China".
Les bons gagnent à la fin et les méchants sont punis. Le héros a la fille. Je ne révèle rien ici qui n'est pas prévisible dès le milieu du livre et cela est sans importance. Alif the Unseen est plutôt un roman portant sur la résilience de la foi, sur l'immuabilité du Coran, sur la littéralité qui est néanmoins multivalente et sur l'acceptation de la transcendance. Voici un autre livre que j'achèterai à tous la version française dès que je serai devant mon ordi à la maison pour en commander une demi-douzaine.